Un pilier stratégique sous tension : la flotte nucléaire américaine
À l’occasion du 250e anniversaire de la Marine américaine, un rapport conjoint présenté le 8 avril 2025 par plusieurs hauts responsables de la Navy et du secteur industriel dresse un état des lieux détaillé de la construction navale nucléaire. Ce document, présenté devant le sous-comité « Seapower and Projection Forces » du Sénat américain, souligne à la fois la valeur stratégique des sous-marins et porte-avions à propulsion nucléaire, mais aussi les tensions considérables qui affectent leur production.
Des programmes cruciaux pour la dissuasion et la projection de puissance
La flotte nucléaire constitue le cœur de la puissance navale américaine : sous-marins lanceurs d’engins (SSBN) pour la dissuasion stratégique, sous-marins d’attaque (SSN) pour la supériorité sous-marine, et porte-avions à propulsion nucléaire (CVN) pour la projection mondiale. Ces plateformes, de par leur autonomie, leur survivabilité et leurs capacités offensives, sont au centre de la doctrine américaine de dissuasion et de réponse rapide.
Le programme Columbia : la priorité absolue
Le programme Columbia, destiné à remplacer la classe Ohio en fin de vie, est qualifié de priorité d’acquisition n°1 pour l’US Navy. Le premier bâtiment, l’USS District of Columbia, doit entrer en service actif d’ici 2031 pour éviter toute rupture de la posture de dissuasion stratégique. Mais malgré un lancement de la construction en 2021, le navire est actuellement en retard de 12 à 18 mois. La complexité de cette classe – 2,5 fois plus massive qu’un sous-marin Virginia – combinée aux défis industriels, en est la cause principale.
Le second navire de la classe, l’USS Wisconsin, montre cependant des signes positifs avec un calendrier maîtrisé, traduisant une montée en compétence progressive des chantiers navals.
Virginia et AUKUS : montée en cadence difficile
La classe Virginia, quant à elle, constitue l’épine dorsale de l’attaque sous-marine multirôle. Si 24 unités ont été livrées et 14 autres sont sous contrat, le rythme de production reste préoccupant. Passé de 1,9 unités par an avant la pandémie à 1,13 fin 2024, le programme vise pourtant à atteindre une cadence de 2 unités/an, voire 2,33 à l’horizon 2030 dans le cadre du partenariat AUKUS avec l’Australie.
Le modèle Block V avec son Virginia Payload Module (VPM) renforce la capacité de frappe sous-marine en remplaçant progressivement les SSGN (sous-marins lance-missiles de croisière) dérivés de la classe Ohio.

La classe Ford : des débuts contrastés
Le porte-avions USS Gerald R. Ford (CVN 78) a connu une première mission opérationnelle réussie en 2024, notamment dans la Méditerranée orientale, en réaction à la crise au Proche-Orient. Cependant, les unités suivantes (CVN 79 à 81) continuent de faire face à des retards et à des tensions sur les équipements critiques comme les élévateurs d’armes ou les systèmes de lancement/reprise. La livraison de l’USS John F. Kennedy (CVN 79), prévue pour juillet 2025, est jugée incertaine.
Des gains d’efficience sont attendus à moyen terme grâce aux commandes groupées (block buy) et à la stabilisation des chaînes de production.
Un socle industriel en crise
L’analyse du rapport souligne un constat sans appel : la base industrielle maritime américaine est sous-dimensionnée pour répondre à l’ambition stratégique. Les causes sont multiples :
- pénurie de main-d’œuvre qualifiée (soudeurs, électriciens, ingénieurs),
- désengagement industriel post-Guerre froide,
- concentration excessive des fournisseurs,
- retards d’approvisionnement et obsolescence de certaines technologies,
- processus d’acquisition militaires trop lourds.
Le rythme actuel de production ne permet pas d’atteindre les objectifs du plan dit « 1+2 », soit un SSBN Columbia et deux SSN Virginia par an, indispensables face aux ambitions navales chinoises et russes.

Des efforts massifs pour revitaliser la base industrielle
Depuis 2018, plus de 10 milliards de dollars ont été investis dans la modernisation de l’outil industriel naval via des projets comme le Maritime Industrial Base Program. En 2024, un bureau dédié (MIB Program Office) a été créé pour coordonner les efforts de relance, incluant :
- modernisation des infrastructures navales,
- automatisation et impression 3D (plus de 350 pièces produites à ce jour),
- formation de 6 700 ouvriers spécialisés via des centres régionaux,
- développement de fournisseurs alternatifs,
- outsourcing stratégique (ex : achat de terrains industriels à Mobile, Alabama).
Conclusion : urgence stratégique et volonté politique
Ce rapport souligne l’écart entre les ambitions géostratégiques de Washington et les réalités industrielles du secteur naval. Alors que la concurrence sino-russe intensifie ses capacités maritimes, les États-Unis doivent retrouver une base industrielle à la hauteur de leur stratégie navale.
Le message transmis au Congrès est clair : maintenir la supériorité maritime américaine passera par des investissements durables, une main-d’œuvre qualifiée et une gouvernance industrielle réformée. Car sans une base industrielle solide, même les navires les plus avancés ne peuvent tenir la mer.







